Valentine et les chaises vides

‌ St Michel-en-grève, 10 avril 2020

Depuis deux mois je répète un spectacle Karl Valentin dont la représentation était prévue pour le 9 avril. Une reprise. Je n'avais pas joué VALENTINE depuis deux ans. Repêcher la mémoire sous les strates des autres spectacles. Rassembler les costumes, les accessoires, en inventer de nouveaux. Reprendre les chansons du spectacle, en écarter une et la remplacer. Se dire que non ce n'est pas possible qu'il ne sert à rien de reprendre et puis y reprendre goût retrouver de la fantaisie de la joie. Jouer travailler se préparer.
Patatras: annulation coronavinée. Date reportée à la saint Glinglin. Colère. Réaction:
Puisque je répète chaque jour dans la bibliothèque devant deux chaises et des rangs de livres - des livres indifférents à ma présence, chacun étant persuadé de représenter la Littérature, le Théâtre - alors tant pis pour les bouquins! Les deux humbles chaises de bistro s'amusent de mes exercices. Je vais jouer pour elles.
Ce que je fis, hier 9 avril, à l'heure prévue. Cabinet de toilette devient loge, bibliothèque devient salle de spectacle, chaises deviennent fauteuils en velours rouge, plafonnier devient projecteur, lampe de lecture devient poursuite. Tout est en place.
J'enfile les Costumes les uns sur les autres, un grand verre d'eau et toï toï toï j'y vais!
Rythme, textes, voix, mobilité, précision, invention même, tout est là et pourtant le partage, l'échange, l'énergie qui va et revient, la joie, la fervente présence des spectateurs-acteurs manquent.
Le Théâtre est vide comme les deux chaises. 

J'étais seul avec Karl Valentin dans une bibliothèque avec des rangs de livres et deux chaises vides.


Ce fut tout de même une bonne répétition.

Denis Bernet-Rollande