Chronique Facebook du 7 avril 2020
En ces temps d’inquiétude extrême, il y a une autre pandémie sur FB, pour répondre, instinctivement, à celle qui nous ravage, ce sont des photos d’enfance ou de la prime jeunesse. D’un coup, tout le monde se publie tout petit, comme si l’état d’enfance pouvait nous protéger. Vous savez quoi ? il peut.
Depuis que j’ai vendu l’appartement que j’avais à Péterbourg (j’en ai parlé ici souvent, — et dans un livre qui s’appelle « L’appartement », et pour la création de notre maison d’édition, « Mesures » (qui a été possible grâce à cette vente) — je me suis arrangé une Russie à moi. J’allais dire, portative. Justement, non. Une Russie dans un lieu, dans une petite pièce. Des livres, bon, il y en a partout, vous pensez bien. Mais, dans cette petite pièce, à quelques exceptions près, il n’y a que des livres russes. Il y a un fauteuil, au fond, ce qui fait à la fenêtre. Et puis, devant la fenêtre, il y a un petit meuble, une petite table. Hier soir, j’ai mis dessus ce que j’ai de plus précieux de Léningrad-Pétersbourg (à part les quelques livres que nous avons pu ramener), avec une chose en plus.
Sur le petit sachet, ce sont des boutons de cornaline, de ma grand-mère. Enfant, j’étais totalement fasciné par ces boutons, par leur couleur, par les reflets que ça faisait, la cornaline (une pierre, on aurait cru, opaque) à la lumière, et je n’arrêtais pas de les tenir dans la main, et ça faisait un bruit terrible, comme d’un chapelet chez les vieux Grecs, si vous voyez ce que je veux dire. Là, donc, ceux qui restent (parce que, honte à moi, j’en ai perdu, je les ai ressortis. Je les garde, en fait, dans le petit sac tricoté vert et gris (blanc, je crois, à l’origine) au crochet qui est suspendu au bout d’une bibliothèque. Oui, c’est un petit sac. Ça s’appelle une « avoska » (авоська). En Russie, vous savez, tout tient sur le « avos’» — sur inch Allah. Si ça se trouve, ça va encore aller. Et donc, ma grand-mère, au crochet, faisait des petits sacs escamotables, des petits sacs à provisions, pour « on ne sait jamais », pour... au cas où — des « avoski ». Celui-là, donc, elle me l’avait donné (ça remonte, donc, à 1972-73). Je le garde. Ensuite, il y a une tête de Napoléon en cristal massif (mais elle est toute petite), et c’est tout ce qui reste d’un ancien presse-papier. Moi, cette tête de Napoléon, là encore, je l’avais toujours entre les doigts. — Ceux qui me connaissent savent que j’ai la manie d’avoir toujours des marrons dans la main — les marrons, ça fait moins de bruit que la cornaline, et c’est moins précieux que ce Napoléon... — Et puis, un porte-monnaie que m’a confié ma grand-tante. Oui, ce truc aux mottifs d’arabesques, c’est un porte-monnaie — pour la petite monnaie, dont elle se servait, avant, sans doute, la révolution. Et même si moi, évidemment, je ne m’en sers pas, — c’est là. Et puis, il y a trois stéthoscopes. Deux, ceux en bois sombre, ont appartenu à ma mère. C’étaient les siens. Parce que ma mère n’avait pas pu faire d’études de lettres, étant juive en URSS dans les années 50, et elle avait fait médecine, comme sa mère, pour qui c’était une vocation — une vocation qu’elle avait pu réaliser, elle, grâce à la révolution, parce que les numérus clausus de la Russie tsariste avaient été abolis. Et donc, ces deux stéthoscopes sombres, ce sont les siens. Le plus gros, me dit-elle, avait un usage spécial — pour écouter le ventre des femmes enceintes. Et puis, il y a l'autre, en bois rouge, tout fin. Lui, il ne me vient pas de Pétersbourg.
C’est le seul objet qui me reste de mon grand-père, Diomid Loukitch Mourvanidzé (oui, il était Géorgien) que, non seulement je n’ai pas connu, mais que ma mère non plus n’a jamais connu, parce que, je peux le dire, maman est une enfant de l’amour. Elle est née, en 1933, de la rencontre de deux médecins, en Sibérie, alors qu’ils étaient déportés. Ils se sont aimés, et puis, à la fin de leur terme, ils sont rentrés — elle, avec sa sœur et ma mère (bébé), à Léningrad. Lui, à Tbilissi, dans sa famille. Ma mère ne souvient pas de lui, bien sûr. Et puis, en 1937, Diomid Loukitch a été arrêté une deuxième fois, et, là, il a été assassiné. Ce stéthoscope, c’est Natacha, l’épouse de son fils Dmitri — Mito — qui l’a confié à maman. Et elle me l’a donné. Il m’accompagne.
André Markowicz