UN LIVRE DE MARTINE LAFON

Les arbres et la bibliothèque

Le chêne et les sons

Les chênes et leur écorce sont très propices à

la lecture.

Quand ils sont au moins centenaires ils

s’élancent vers le ciel pour mieux porter la

voix vers le haut, laissant ainsi à l’auditoire

groupé au pied de l’arbre la parole basse et

sourde des lecteurs.

Le chêne veut que la clameur s’adresse aux

oiseaux.

Ils chanteront plus tard, tels les bouvreuils du

baron Hoffmann, la poésie que leur auront

appris les aînés.

La toponymie a plutôt nommé le chêne gros

que grand.

Enfants nous allions chercher des

champignons au Gros Chêne. Nous

traversions la Loire et c’était au de-là du

Coteau.

Ici juste derrière le Ventoux, il me semble

qu’on a dit : « allons au gros chêne » en y

entraînant le percussionniste, les lectrices et

ceux qui allaient écouter.

La voix claire des deux filles fendait le

bruissement du vent et des feuilles.

Captivée par le texte et les percussions je ne

pensais nullement à la qualité sonore qui

pouvait s’amplifier là-haut.

Ce n’est que plus tard, en y réfléchissant, que

j’imaginais le rôle des branches diffusant le

vacarme qui agitait les oiseaux, leurs plumes

et les feuilles.

Car le chêne était blanc aux feuilles lancéolées

comme un outil musical, vibratoire, que le

son venait heurter.

1Le symptôme du support moteur

Silent, silent, silent bloc !

Absorbez les vibrations

Et si vous entendiez des bruits étranges.

Piégez-les entre deux caoutchoucs.

Si je dis ça, c’est pour la transmission.

Des claquements, des coups ou des

grincements.

Je dis ça pour l’échangeur d’air.

Une fuite du vide et tout de suite des

sifflements aigus.

Bourdonnements, tintements, grésillements,

comme si j’avais les oreilles qui sifflent.

Qui parle de moi ?

La superstition du sifflement dans l’oreille.

Destra ou sinistra, c’est selon.

Vous êtes ici pour dix jours ? on fait le

nécessaire.

Décompression rapide, système

d’échappement, quoi !

Soulagement des tensions,

avec alternance des sons et des silences.

Des rebonds ou le bruit d’un caillou dans

une boîte de conserve, un gros bruit bien

sec.

La cause peut-être d’un silencieux desserré,

et le bruit bleu quand la fréquence

augmente.

J’aurais en fait besoin d’un bruit rose

comme celui d’une cascade ou d’un torrent.

Plus précisément brun rouge qui

proviendrait d’un orage, pour détendre le

cerveau.

T’es sûre ?

Le bruit blanc, le bruit rose, comme les sons

de la nature, comme la pluie ou les vagues.

Le silence régulateur.

2Ça a été long mais on a fini par trouver la

panne.

Trampoline masculin féminin

Noir, sans décor chamanique.

Toile cirée noire.

Tout simplement.

Polypropylène sans doute.

La trampoline, le trampoline, les deux sont

permis.

Le mot trampoline, je cite, a fait son entrée dans

le dictionnaire du français au début des années 1980,

on hésite alors sur son genre.

Trampolino,

Quand j’étais enfant on disait trampolino.

Je croyais que c’était italien comme

Pinocchio,

pour rendre le corps plus agile,

pour l’exercice de sauter et de voltiger en l’air,

pour pouvoir travailler dans un cirque,

selon les Trois dialogues d’Archange Tuccaro

de l’Abruzzo au Royaume de Naples.

Mais on me dit que c’est espagnol, venu du

Mexique.

El trampolin !

En fait tout le monde s’en est emparé.

Les Inuits en faisaient en peau de phoques et

de morses.

Peaux de chèvres, de boucs, de cerfs ou de

vache, même de daims pour le son des

tambours.

Ici au Grand Sault, ce jour-là, le trampoline

change de fonction et devient un immense

tambour.

Les invités se serrent autour et battent la toile.

3Plus souple, moins tendu, le polypropylène

claque et répond. Une toile de saut pour faire

rebondir les sons.

Plus la toile est tendue plus les sons sont

élevés,

Moins elle l’est plus ils sont bas.

Mais sur quel rythme, sur quelles paroles ?

Celles des bâtons parlants ?

Aurait-on osé ?

Aurait-il aimé ?

Oui et non, le battement du temps

L’aiguille à coudre ne fait pas de bruit, elle

répare, elle brode, elle assemble sans

esbrouffe.

De la survie à la vie, souvent, elle répare les

dégâts, disait Louison.

Deux femmes s’expriment, elles libèrent leur

parole.

Dire oui et penser non. Dire oui dire non au

risque de crier.

Guidée par les mains l’aiguille pique, entre et

ressort.

Mise en machine son rythme s’accélère, elle

devient sonore. Elle s’affole. Elle s’emballe.

Les tissus se déchirent, le fil casse.

Du pantographe au programme textile, elle se

calme.

Elle se résigne puis fascinée par les projets

inattendus, elle s’applique, se sent valorisée,

sachant qu’elle aurait tout pu faire à la main

sans bruit.

Chronos, le gousset à la ceinture lui montre

qu’elle a gagné du temps.

4Quercus écoute

Trois pas sur les branches tombées.

Craquements frôlements.

Grelots à la cheville, il tape, il tape du pied.

Il tape du pied et parle, scande, conte et

raconte.

Cassée la branche de l’arbre à grelots.

Piège à sons.

Ils sont tous sortis de la bibliothèque.

Prévert et son dîner de têtes,

Bellmer et ses poupées victimes,

Georgia O’Keeffe et Francesca Woodman,

Nijinsky, le faune.

L’homme tatoué.

Miles pour Louis Malle.

Et le saxophoniste.

Écrire au Grand Sault

Le premier personnage qui a trouvé sa place entre les

arbres dessinés, est le Faune. Il ne s’agissait pas de le

remettre dans le décor de Bakst, mais de le situer au

cœur de ce qu’il y a de plus frappant dans

l’environnement immédiat de ce lieu d’écriture, les

arbres. J’ai tendance à oublier qu’il y en a beaucoup

dans le paysage gouaché que propose Bakst comme

fond possible au ballet voulu par Nijinski à partir du

poème de Mallarmé, L’Après-midi d’un faune. D’ailleurs

lorsqu’on circule dans le paysage peint du futur décor,

on peut aisément s’approprier la promenade qui mène

ici au grand chêne et qui se poursuit jusqu’au plateau

si près du Ventoux qu’on n’en voit pas le sommet.

Avec plus d’imagination on peut considérer que les

hectares cultivés ici en lavande seraient hors-champs,

hors-bords-francs de l’esquisse du décor. Si le paysage

de Bakst n’est peut-être pas de nulle part

géographique, il relève toutefois du Talisman et

s’inscrit dans l’éventail prophétique du nabisme,

même et encore en 1913. Ici la réalité a des

propositions et des proportions étonnantes, les arbres

5sont boursoufflés. Est-ce d’avoir été, un long temps,

oubliés, délaissés, avec des poussées de mélancolie qui

les auraient faits enfler à l’endroit d’un hématome dû

à une compression de l’aubier ? Parfois ça bourgeonne

sur cette protubérance, comme en ce moment. Que

sera la bosse au printemps ? Aujourd’hui les arbres

respirent avec beaucoup d’espace entre les uns et les

autres comme s’ils avaient été plantés de manière

minimale sur un pré rasé. Peut-être sont-ils tout ce

qu’il reste d’un verger planté ? Autres particularités, ce

sont les bourrelets d’ovales et de mandorles vaginales

qui s’expriment à la surface de l’écorce épidermique.

Leurs tores en léger encorbellement, abritent les plis

et les replis d’autant de chambres de cinabre, larges ou

serrées, cachant les mystères qu’y voit notre

imagination.

Les fûts de tous les arbres s’organisent en format

paysage et au crayon noir sur la feuille de papier. S’y

glissent au crayon rouge toutes sortes de personnages

issus de la bibliothèque mise à ma disposition.

Quand je suis entrée dans cette immense salle de

lecture, d’écriture, de répétitions, d’exposition, j’ai su

que c’était là que je m’installerais, alors que j’avais

laissé supposer que la chambre avec son coin bureau

ou même la cuisine avec sa table extensible m’iraient

très bien.

Martine LAFON

Les dessins et les textes ont été réalisés en janvier

2022 au cours d’une résidence d’artiste au Grand

Sault, à Sault, lieu d’échange, de pensée et

d’action, dédié principalement aux écritures

contemporaines, animé par Anne Calas, écrivaine

et chanteuse.

Des ailes pour Racine par François Rodinson

Eureka ! J’ai trouvé un style. J’ai trouvé une méthode, j’ai trouvé une voie pour mon projet Racine. Je ne m’étendrai pas pour l’instant sur les détails car ce n’est pas fini mais je peux d’ores et déjà affirmer que c’est bien grâce au cadre offert par cette résidence au Grand Sault que j’ai trouvé ce que je cherchais. Un style pour présenter et dire Racine au XXIème siècle, c’était ambitieux, certes. Et c’était quelque chose autour de quoi je tournais depuis bien longtemps.

            Être un peu hors du monde pour une période donnée et développer ainsi une capacité de concentration et de suivi. Un calme, aussi, précieux, permettant à l’inspiration de se déposer, de se cristalliser dans une forme de disponibilité. L’indépendance offerte ainsi que la bienveillance accordée ont été également pour moi des moteurs fondamentaux. Tous ces ingrédients formaient une alchimie propice à la création, j’en suis absolument convaincu. Le temps et l’espace au service du poétique, c’est si rare que c’en est exaltant ! Il faudra poursuivre, creuser encore. Mais je sais maintenant où aller et comment organiser la suite de ce projet au long cours. Une certaine allégresse, donc, trouvée au Grand Sault, c’est bien agréable, ça donne des ailes, ça donne envie d’aboutir.

            Exigence et imagination, opiniâtreté et fantaisie, rythme et mélodie, « L’ivresse est un nombre » disait Charles Baudelaire, l’autre grand orfèvre de la métrique de l’alexandrin. C’est ce précepte que je voudrais suivre et poursuivre pour ce projet d’une vision poétique du poème qu’est l’œuvre de Racine, dont la figure de « monument de la culture française » éclipse trop souvent, je crois, la réelle portée fulgurante.

  François Rodinson

 

Florentine Rey

DU BOUT DES CILS

 

 

tu t’émerveilles dans un jeu solitaire ta voix au-delà des ombres le vent est une sorcière son air royal agite des franges poivre et sel montent des tourbillons de sens

 

la terre n’est plus une passion noyée trop tôt la lune posée dans tes yeux des boulevards de nuit noire l’orgueil empoisonne le futur rappelle un coma encore un jour en flamme pour rien

peut-on couper la fièvre d’un jour comme on coupe le feu poser les mains sur nos yeux boueux faire jaillir des fontaines du corps ?

 

à grande vitesse sans cesse aux bords des autres on se rencontre en surface le dos cassé sur l’échelle de Darwin manque un barreau un pli du temps à la rescousse l’habituel remplissage

 

ne pas se laisser mordre ni trembler l’oxygène vient des mots te renvoie dans ce lieu jamais visité la ferveur se répand tu cherches un éventail pour les fleurs et les animaux

 

sur les poutres au plafond des trains de nuit déraillent par automatisme tes rêves barrières empêchent ta chute en hâte tu rappelles crinières fougères dans ta vie fatiguée ton corps fatigué accroche un vent du bout des cils

 

 

Texte écrit en résidence au grand Sault et publié dans l’Anthologie Là où dansent les éphémères, éditions Le castor astral 2022

CORIACES

 

On a confié la tâche de vivre ensemble à d’autres plus savants soi-disant dans l’attente de nouvelles perspectives on s’accroche aux arbres le cœur cale on secoue au fond du creux s’enclenche une vitesse on force dehors la stratégie le noir face à face désormais affrontable contournable une lueur à portée à peine tamisée on évite les crocs au passage à travers on remonte à la première personne librement genou à terre on caresse les contours griffures légères l’animal sourit chaque jour on recommence petit une minute de lumière contre la misère des heures à faire du rien contre les mirages l’éphémère ordonné par un seul à présent tous ou rien

 

 

Inédit

 

 

 

 

Martine Lafon

Le chêne et les sons

[…]

Les chênes et leur écorce sont très propices à la lecture. Quand ils sont au moins centenaires ils s’élancent vers le ciel pour mieux porter la voix vers le haut laissant ainsi à l’auditoire groupé au pied de l’arbre la parole basse et sourde des lecteurs. Le chêne veut que la clameur s’adresse aux oiseaux. Ils chanteront plus tard tels les bouvreuils du baron Hoffmann la poésie que leur auront appris les ainés. La toponymie a plutôt nommé le chêne gros que grand. Enfants nous allions chercher des champignons au Gros Chêne. Nous traversions la Loire et c’était au-delà du Coteau. Ici juste derrière le Ventoux, il me semble qu’on a dit : « allons au gros chêne » en y entraînant le percussionniste, les lectrices et ceux qui allaient écouter. La voix claire des deux filles fendait le bruissement du vent et des feuilles. Captivée par le texte et les percussions je ne pensais nullement à la qualité sonore qui pouvait s’amplifier là-haut. Ce n’est que plus tard en y réfléchissant que j’imaginais le rôle des branches diffusant le vacarme qui agitait les oiseaux, leurs plumes et les feuilles. Car le chêne était blanc aux feuilles lancéolées comme un outil musical, vibratoire, que le son venait heurter. […]

Martine LAFON, extrait écrit au Grand Sault, janvier 2022

Laëtitia Pitz

Une résidence
Janvier 2020

Anne Calas m’ouvre l’écrin du Grand Sault.
Anne a découvert mon travail par PERFIDIA.
Premier texte que j’ai écrit, que je porte en voix.
Je m’y pare d'une chanson d’Alberto Dominguez, l’éponyme, pour coiffer mes mots, mes mots d’actrice. Cette chanson qui sonnait dans la maison d’enfance.

Cette invitation de résidence d’écriture me saisit.
Écrire - encore ? - parce qu’une main tendue ouvre la confiance et le désir.
Les mots sont venus au bout des doigts, étonnement, comme pour répondre à l’appel.

Elle a 6 ans, peut-être plus. Elle ne parle pas. Mutique. Sous son chapeau de coton flottant.
Là, où tous exposent les peaux à la chaleur du rivage, elle porte une robe à volants et des souliers de plastique.
Elle est seule.

La première séquence de SCAPHANDRE.
Est née. Là.
Dans un drôle de temps, intime, chaosé.
Dans une nature sublime à l’orée d’un printemps.
Avec la présence présent d’une femme.

Continuer. Alors…
À cueillir l’écume des souvenirs.
L’écriture de présences. En îles.
Des îles de voix. Mutiques.

Un hiver au Grand Sault à honorer l’énigme mélodique de ce qui tente de trouver voie.
À l’abri du siamois du Fujisan.

Ma profonde gratitude, à toi, Anne, pour ce temps privilégié, inspiré et ouvert.

Laëtitia

Hugo Brune

Anne,

Avant tout merci.

Comment aborder un début d’année plus serein, dense et mouvementé qu’en m’ayant ouvert la porte du Grand Sault. Ce fut une grande étape pour moi.

J’ai pris une semaine et plus pour faire décanter et te raconter un peu l’avancement. Il y a le retour à Paris, l’agitation, les nécessités et devoirs, et l’amour et la vie qui reprends. Ainsi, que les vagues de ces quelques jours, grossies de tous ce travail, qui par séries furent et sont encore joyeuses ou pesantes.

J’ai vécu un séjour tout à fait singulier. Un lieu inconnu pour aborder un sujet qui est lui, trop bien connu. Mais c’est bien connu, les racines visibles sont si profondes qu’en les suivant, bien tranquillement jusque sous le sol, comme Il nous est soufflé de le faire au creux de l’oreille, nous rencontrons inévitablement l’inconnu. Et l’on se perd à vouloir définir, l’un et le tout, dans un mouvement de quelques mots. Comment décanter ce magma et ouvrir la voie simplement. Il faut le clarifier. Chacun sa méthode, son style, sa voix. Seul objectif : s’en saisir comme on le peut et l’inscrire. L’oeuvre au noir, mais nous en parlions. J’en suis encore à cette étape. Je relis par ci et là, et il y a encore du travail. Ce n’est pas une découverte, mais ce travail évolue en permanence en affutant sa plume. Et son esprit, sa langue, et ce qu’il convient de partager.

Mais comme j’ai pu avancer en étant là. Tout de même, après deux ans sans y toucher, cela m’a permis de reprendre le sujet, de mieux me saisir de l’ensemble, d’aller plus loin, et surtout de me mettre à la finir cette histoire.

L’espace que tu mets à disposition m’a permis une plongée intime et libre. J’ai aimé au-delà du confort matérielle, ô combien plaisant et réconfortant, celui qui fut plus spirituelle, avec la grande bibliothèque, et la forêt environnante, le calme et cet arbre du pendu tout particulièrement car on a bien discuté lui et moi, cette montagne, et ce grand frais lumineux de l’hiver par là bas. J’ai aimé tout cela, chaque jour passé, chaque nuit aussi.

J’ai aimé la place que tu m’as laissé. Toujours présente de loin, un petit mot en passant, et ton écoute et tes conseils ont contribué, à me sentir pleinement engagé dans cette résidence. Un espace fantastique de liberté. Ainsi que la magique présence du vélo qui me concernant, m’a permis de ne jamais me sentir pris au piège de l’isolement. Et de pouvoir filer où, quand, et comme je le voulais, si je le souhaitais.

Pour ma part, ce fut idéal. Je crois simplement qu’en restant à l’écoute des besoins des résidents et en leurs permettant de prendre l’espace dont ils ont besoins pour créer, comme tu l’a fait pour moi, je crois que voilà le meilleur conseil que je donnerai pour la suite. De rester proche de la singularité de chacun.  

J’ai aimé nos repas, nos sorties, nos discussions et les rencontres que tout cela à permis.

Donc à nouveau.

Merci.

Vraiment.

C’est un espace magnifique que legrandSault. Je te souhaite d’emmener ce lieu au vivant que tu souhaites, mais je n’en doute pas car tu le construis avec ce que tu es, et comme tu aimes.

J’espère, comme nous en discutions, pouvoir y revenir pour une nouvelle étape de travail si nous trouvons un moment dans l’année pour le rendre possible.

Bien à toi,

Un immense plaisir de t’avoir rencontré,

Amicalement

 

Hugo

La Vie Brève

Que s'est-il passé en septembre 2015 ?

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Je suis venu, avec trois actrices et trois acteurs, confronter notre tentative d'écriture collective au soleil du beau pays de Sault.

Notre domaine de recherche, c'est le théâtre, et dans ce domaine nous pratiquons l'écriture au plateau : une manière de créer des spectacles dans laquelle les acteurs inventent les situations et les mots qui composeront la pièce finale. Il y a, au fil des improvisations et des répétitions, des scènes qui viennent, des scènes qui s'en vont, et celles qui restent seront repassées cent fois sur le métier avant d'être montrées au public.

C'est une écriture collective et un mot en entraîne un autre jusqu'à ce qu'on ne puisse plus dire, dans la polyphonie créatrice, qui est l'auteur de telle ou telle phrase.

Durant quatre semaines, ont aussi participé à la création de notre spectacle : la riche bibliothèque et la salle de travail, côté scène et côté table ; les sentiers autour de la maison, pistes de marche ou de course, pour se perdre ou se retrouver ; les petits santons ; les bois de cerf ; l'Institut Purciou et son masque de jour en peau de cochon ; le silence et le vent. Et Anne bien sûr.

Ce que je retiens le plus dans le cadre de la résidence fut cette soirée d'ouverture où, après trois semaines de travail presqu'à huis clos, nous avons rencontré ceux qu'Anne avait invités, les gens du coin comme on dit, fraiches relations ou simples connaissances. Les gens du coin, c'est-à-dire ceux qui vivent là à l'année, c'est-à-dire aussi ceux qui connaissent très bien le théâtre, ou qui n'y sont jamais allé, qui travaillent la terre chaque jour, ou bien dans un bureau, des jeunes et des vieux, certains ayant pour seul référence de ce qu'est un acteur ce qu'ils en ont vu à la télé. Bref il y avait du beau monde, et nous voulions leur montrer trente minutes de notre théâtre. Ça s'est très bien passé ; et nous le savions au fond, que c'est peut-être ce public qui est le plus apte à comprendre le théâtre que nous cherchons, le spectacle débarrassé des préjugés de forme ou de fond que les institutions parviennent difficilement à ne pas reproduire. Et la discussion qui suivit m'a laissé le souvenir que j'étais sans doute venu chercher, la rencontre de la vie et de l'art. Et tous les présents étaient aussi bien d'un côté comme de l'autre. Une question notamment, soulevée par beaucoup, serait à retenir : comment transmettre ce que nous avons mis dans l'écriture ? Dans la mesure où nous envisageons notre écriture comme éphémère, s'effaçant après notre passage sur le plateau, notre passage sur terre. Je parle pour dans dix siècles.

 

Marc Vittecoq