Dans le silence des matins par Luc Rouault

Dans le silence des matins, seul je prends le 

chemin de l’atelier en respirant l’air du 

grand ciel. 

 

Exactement, j’emprunte le chemin.  

Je ne prends que le moment du pas.  

Et puis je laisse le chemin derrière moi. 

Pour le prochain pas d’un suivant. 

 

Je marche seul dans les pas du nombre 

dont les corps sont absentés. 

Je marche des maintenants, seul, avec déjà 

la mémoire des pas d’autres nombres à 

venir. 

Je suis seul et nombreux, dans l’instant du 

présent chargé tant de passé que d’avenir. 

Ma solitude est relative.  

Mon être là, se construit perpétuellement 

en relation avec nombres d’autres là. 

 

À ces moments, le silence des matins est 

vivifié de pépiements subreptices et de 

caresses d’air. 

 

 

 

 

Le silence est nombreux. Lui aussi est 

relatif. 

Le silence des matins est un mouvement 

très calme nourri de notes infimes et 

infinies. 

 

Ce que je nomme l’air, comme entité 

cohérente, est un ensemble constitué de 

moments multiples aux fragrances et 

températures variées. 

L’air ne se voit pas. Il se sent.  

Il est de parfums changeants de terres, de 

fleurs, de pierres, d’excréments d’animaux, 

de différentes verdures, et de températures 

transitoires, tramées de courants de lui. 

L’air est invisible mais se devine. 

 

Entre l’air et moi il y a un lieu d’égalité. 

C’est le lieu du contact. Dans ce même lieu, 

au même instant l’air touche ma peau et je 

touche la peau de l’air. 

Il n’y a pas de volonté dans cet acte lieu. Je 

ne peux pas vouloir toucher l’air. Je n’ai pas 

le choix. Et l’air non plus. 

Si l’air est, je suis. Si je suis, l’air est. 

 

 

 

 

 

L’air contient tout et échappe 

simultanément. 

Contrairement à ce qu’on croit, on ne peut 

pas prendre l’air. 

Plus justement on ne peut prendre l’air sans 

le rendre. 

On ne peut le garder pour soi. 

 

L’air n’est et ne sera jamais constant. 

L’air me contenant est inconstant. 

 

Je n’avale qu’une infime part du contenant. 

Je suis par moments successifs, contenu par 

l’air et contenant de l’air qui en cet instant 

précis se trouve à la fois à l’intérieur et à 

l’extérieur de mon corps. 

 

À l’instant de l’inspiration j’ai la sensation 

d’être rempli d’air, alors que mon intérieur 

est ouvert à l’extérieur. 

À ce moment je suis comme un bol.  

Je suis plein de vide. Je suis rempli et vide 

en même temps.  

Une entité limitée et ouverte en même 

temps.  

 

 

 

À cet instant, l’intérieur et l’extérieur se 

confondent comme la peau intérieure du 

bol rempli d’air se continue et se confond 

avec sa peau extérieure. 

Ainsi, comme pour le ruban de Möbius 

dont les deux faces se confondent en une 

seule, lorsque j’inspire je suis illimité. 

 

La puissance poétique c’est le souffle 

inspiré. 

 

Je ne peux échapper à l’air qui  s’échappe et 

me contient lors même que je crois le 

contenir. 

Je ne peux échapper à l’infini de l’espace. 

Lorsque je suis seul et m’intériorise, les 

yeux ouverts je suis en relation avec cette 

immensité qui échappe et contient. 

À ce moment je résiste au conditionnement 

d’être quelqu’un de limité. 

Lorsque je m’intériorise, je me sens 

réellement plus grand que ce que je perçois 

de ma partie physique. 

 

À ce moment, du réel ou du poème, lequel 

dissout l’autre ? 

 

Tourner en rond par Daniel Bougnoux

Daniel Bougnoux est philosophe et médiologue.

Il entretient un blog, LE RANDONNEUR, pour le journal LA CROIX et nous informe de la parution de cet article

Les Presses universitaires de Grenoble (PUG) lancent une collecte de textes auprès des chercheurs de diverses disciplines pour leur demander (en dix-mille signes) comment, dans leurs domaines respectifs, le confinement et ces mois de crise affectent leurs travaux. Voici ma contribution. Je remercie Ségolène Marbach, directrice éditoriale des PUG, et Alain Faure d’autoriser cette double publication.

TOURNER EN ROND

Le chercheur a-t-il quelque chose d’original à dire sur notre réclusion? La première évidence est que, enfermés, nous avons tous tendance à tourner en rond.

Mais à peine cette phrase posée, un rappel étymologique me saute au visage : le mot même de recherche dérive de l’italien ricercare, qui veut précisément dire « tourner en rond ». Le langage de la composition musicale s’en souvient, où le ricercare, ou ricercar, désigne une pièce du genre fugue, fondée sur le retour du thème, ou du refrain. Par exemple L’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, qui fit même de ce mot un acrostiche en rédigeant sa dédicace.

Bribes de temps et de paroles, par Gilbert Elkaïm

« Bribes de temps et de paroles »

" Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. " 

Franz Kafka – Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin

 " Toutes les futurologies du XXe siècle qui prédisaient l’avenir en transportant sur le futur les courants traversant le présent se sont effondrées. Pourtant, on continue à prédire 2025 et 2050 alors qu’on est incapable de comprendre 2020. L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or, l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime permanente : « Attends-toi à l’inattendu. » De plus, j’étais de cette minorité qui prévoyait des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique, dont celles issues de la dégradation de la biosphère et de la dégradation des sociétés. Mais je n’avais nullement prévu la catastrophe virale. "

 

                        Edgar Morin – Entretien au Monde 19 avril 2020

 

 Nuit du 10 au 11 mai, vers 3h du matin. Comme une lueur diffuse sur l’arrière de la montagne de Lure. Etrange, car à cet endroit, il n’y a aucune ville, ou alors située trop loin pour projeter suffisamment de lumière visible au loin…

 Matin : commencement du jour d’après.

 Que s’est- il passé ?

Activité physique individuelle en couple conconfiné par Denis Bernet-Rollande

Activité physique individuelle, en couple conconfiné

par Denis Bernet-Rollande, acteur & metteur en scène

 

Lors de nos promenades d’une heure et d’un kilomètre autour de chez soi, nous allions sur le plateau derrière la maison par des chemins creux ignorés jusque-là, détrônés qu’ils étaient par la plage et les chemins côtiers.  L’espace y est vaste, très venté, assez froid. Ce sont nos Hauts de Hurlevent. Les génisses nous regardent passer d’un œil blasé mais alors que l’on s’arrête pour les observer elles s’approchent une après l’autre, les dernières en courant pour ne pas manquer notre spectacle.  Elles se rangent le long de la clôture et prennent la pose. En redescendant sur la côte nous croisons Zola un grand chien noir de nos amis qui vient en vain chercher une caresse. En s’approchant de la maison nous sommes harcelés par le petit roquet de Guillaume le joli jardinier piètre dresseur.

Un jour, bravant l’interdiction, nous prenons le sentier des douaniers laissé à l’abandon, aux ronces et aux hautes herbes. Nous sommes alors précédés par une chouette qui nous montre le chemin ou nous indique que nous sommes sur ses terres. En plusieurs fois elle file devant, disparaît dans un buisson, en ressort à notre approche, repasse devant, marquant son territoire d’une blanche fiente. Plus loin le chien de la ferme nous aboie vigoureusement tirant sur sa chaine autour du disque de son territoire pelé.

Le jour suivant une biche bondit devant nous, fait le tour d’un champ et s’enfonce dans un chemin creux ensauvagé et barrés d’arbres abattus par les tempêtes. Le chien de la ferme se lève à notre approche et nous aboie tout de même un peu. Il fait le job.

Bientôt n’en pouvant plus nous descendons par une sente très pentue jusqu’à l’eau et prenons le premier bain très froid, très interdit, à poil, ravis d’enfreindre enfin les règles du conconfinement. Quand nous passons devant la ferme, le chien debout nous regarde passer, stoïque.

Hier nous marchons légers heureux vers notre Corona-plage, croisons une de nos bonnes copines
- comment allez-vous les garçons ?
- Très bien merci
- Ah bon vous êtes bien les seuls !
Nous filons le sentier, puis la sente pentue et à l’eau, très froide et défendue, à poil quel régal, un, puis deux phoques nous observent de loin. Quand nous passons devant la ferme nous saluons le chien qui sans bouger nous jette un bon regard. Aujourd'hui sans doute il remuera la queue.

À suivre ! Denis Bernet-rollande



 

Le journal de Danielle Rousselier

J’ai découvert hier, par l’intermédiaire de Françoise Vergier, le journal de Danièle Rousselier.

Danièle Rousselier est agrégée d'histoire. Elle est également titulaire d'une maîtrise de lettres modernes.

Elle a été maître-assistante d'histoire à l'université de Constantine de 1972 à 1975 puis a enseigné au Lycée Voltaire à Paris de 1975 à 1995. De 1995 à 2000, elle est professeur d'histoire de l'art puis, de 2001 à 2003, elle contribue aux écrits sur les grandes expositions au Centre Pompidou.

Elle intègre le ministère des affaires étrangères et dirige l'Institut français de Naples de 2003 à 2007. Elle est ensuite Attachée Culturelle à l'Ambassade de France au Mali de 2007 à 2009. Depuis, Danièle Rousselier vit à Paris.

Parallèlement à ses activités d'enseignante et de diplomate, Danièle Rousselier développe depuis 1987 une œuvre littéraire, artistique et cinématographique.

L'ange de l'histoire, un dessin de Françoise Vergier

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Françoise Vergier est née en 1952. Elle vit et travaille à Paris et à Grignan.

Elle fait des sculptures-objets, des dessins et autres. Ils interrogent l’humain à l’épreuve du monde. Entre le ciel et la terre : un corps féminin, une autobiographie.

Elle nous propose ce dessin, « L’Ange de l’Histoire » avec des paysages de la Drôme.

« Mon travail oscille entre le plus grand archaïsme (la chouette augure de la mort et de la naissance) et le monde contemporain (son actualité). Entre l’art et la vie (je dresse de petits autels à tous les ressentirs). Entre la peinture et la sculpture (je peins les sculptures). Entre l’art et la nature (de mon atelier, j’observe la belle mécanique et les magnifiques rouages de la nature qui s’imposent dans les opposés et qui se complètent) Les sculptures répondent à l’harmonie de la nature, elles disent « Merci », « C’est ainsi », « Oui », elles veulent réconcilier, apaiser.

Je crée aussi pour savoir qui je suis, en somme pour traverser les réalités de ma présence au monde et y répondre. »

Françoise Vergier